« Les gens se sentent seuls parce qu’ils construisent des murs au lieu de construire des ponts » | Joseph Fort Newton [PV : Takuro Asai]

Ai avait les nerfs. Parce qu'hier et ce matin, elle avait utilisé son portable pour écouter sa musique, il était tout déchargé.

A l'heure de midi quoi ! Ça s'fait trop pas ! Encore, même pendant la perm elle aurait trop rien dit. Mais là...

-  «Tch. C'te manque de bol» siffla-t-elle entre ses dents en passant sa carte dans le distributeur de plateau. La machine bipa et lui délivra devant elle cet éventaire de plastique, destiné à accueillir de la nourriture à demi-manger par des élèves peu motivés par la reprise scolaire.

La chanteuse choisit son entrée, saisit un plat de résistance, et un fruit puis jeta un coup d'oeuil à la salle. Y'a pas à dire, le réfectoire était grand, voir gigantesque, même. En même temps, quand on accueille collégiens, lycéens et étudiants, faut bien ça.

Mais maintenant, ce qu'il fallait à Seiko-chan, c'était une place. Elle n'avait aucune envie de taper l'incruste dans un groupe de jeunes. C'est à ce moment que, du coin de son iris bleutée, elle remarqua la présence d'un ado aux cheveux blancs, installé à une table près d'une fenêtre. Elle se dirigea vers celui-ci.

- «Salut. Je peux m'asseoir ?» demanda-t-elle en posant son plateau en face du sien.

Je n'avais pas mangé ce matin parce que j'avais préféré traînassé avant de me rendre en cours, donc j'avais mérité la fringale que je m'étais trimbalé avant le repas de midi et qui avait rendu les dernières heures particulièrement longues. Logiquement, je m'étais dépêché de rejoindre le réfectoire : super idée, ça m'avait permis de pouvoir me servir tranquillement et de choisir ma place. J'avais donc pu regarder tout les petits groupes d'amis s'amasser autour de moi, laissant les places à mes côtés libres, comme si elles avaient déjà été occupées par des élèves invisibles. Je n'avais pourtant pas l'air d'attendre quelqu'un, si ?

Je griffais le fond de mon assiette presque vide – même avec de l'appétit, je n'avais pas pu finir ma portion car la viande du jour n'était pas à mon goût – à coup de cuillère quand une voix, moins floues que les échos qui résonnaient dans toute la pièce, vint à mes oreilles. Je ne réagis pas tout de suite parce que, perdu dans mes pensées, je n'avais pas capté qu'elle s'adressait à moi.

« ... Hein ? »

Mon cerveau déchiffra les sons et je leva les yeux vers mon interlocutrice. Elle m'avait demandé si elle pouvait s'asseoir, mais elle avait déjà déposé son plateau repas sur la table. Je me devais quand-même de répondre, pour la forme :

« Ah, oui, assiez-toi. Il n'y a pas de problème ... Je veux dire, cette place est libre, de toute façon. »

Mon regard se reposa sur la pomme déjà bien entamée qui trônait à côté de mon assiette, pour pouvoir mieux constater qu'il restait encore de quoi prendre trois ou quatre bouchée dessus. Je sentis mes épaules se raidir un peu, je n'étais déjà pas très à mon aise dans un endroit plein de monde mais c'était surtout que, là, je ne savais pas si je devais ou non entamer la conversation. Je fis effectué à la fourchette - que je n'avais toujours pas lâché - une rotation, puis une autre, puis une nouvelle mais dans le sens contraire. Ma bouche s'ouvrait et se fermait au rythme de cette chorégraphie improvisée, jusqu'à ce que je trouve quoi ajouter.

« Bon appétit.  »

L'adolescent s'acharnait sur son assiette et mit un certain moment à répondre Miss Couette.

- « ... Hein ? Ah, oui, assiez-toi. Il n'y a pas de problème ... Je veux dire, cette place est libre, de toute façon. »

- «Cool, merci.»

Ai s'assit donc, prenant garde à ce que sa courte jupe rouge ne dévoile pas ses dessous, releva les manches de son sweat-shirt à capuche blanc et engloutit son entrée.

Tout en mâchant son plat de résistance - constitué principalement de viande - l'étudiante regarda le jeune garçon, qui lui matait sa pomme. Il avait des cheveux blanc ébourrifés et un regars gris. Un garçon sans couleur, pensa-t-elle.

- « Bon appétit. » dit-il ensuite en lui souriant tandis que leurs regards se croisèrent.

- «Oui, merci ! J'aurais aimé te répondre "Toi aussi", mais visiblement, il es trop tard, articula-t-elle entre plusieurs bouchées, il aurait fallu que je vienne plus tôt. C'est dommage.  Mais peut-être préfères-tu manger seul ?»

Mangeant à tout allure, la chanteuse croquait déjà dans sa pomme. Ce garçon lui inspirait des mélodies nostalgiques, il lui plaisait bien. Il n'avait pas l'air en pleine crise, ou du type "C'est moi le plus fort wesh." Cette rencontre l'avait calmée.

- «Au fait ! Moi c'est Ai. Ai Seiko, étudiante en Musique ! Et toi ?»

Hé ? Ah, interrogation surprise ! J'ai poser ma fourchette perpendiculairement au bord du plateau. Est-ce que je préférais vraiment manger seul, moi ? Elle me posait une colle. Comment je pouvais savoir la bonne réponse ? OK, récapitulons : elle avait remarqué que j'avais déjà presque fini mon repas, elle devait s'attendre à ce que je me lève, que je pose mon plateau sur la pile et que je disparaisse, mais d'un autre côté, elle avait aussi l'air de vouloir entamer la conversation. Comment je pouvais le savoir ? Elle avait fait une phrase longue. Pas juste quelque chose comme « Tu as fini de manger ? », pas comme si elle était pressée. Conclusion : réponse négative, mais pas trop négative, non plus. Elle s'attendait à ce que j'aime moyennement manger seul, ça a du sens ! Je pris un air ( trop ) confiant :

« J'aime bien regarder les gens manger. »

Réponse bizarre, oui, crétin ! Elle ne sonnait pas du tout pareil dans ma tête que quand je l'ai prononcée. Immédiatement, je happa ce qu'il restait de ma pomme pour en prendre une grande bouchée. Bon, heureusement, elle avait repris la paroles presque au même moment pour se présenter, pas le temps pour un blanc bien gênant durant lequel elle aurait pu déjà regretter de ne pas avoir choisi une autre place, et pendant lequel, moi, j'aurais réfléchi à ce que j'aurais dû dire à la place de ma précédente réplique, pas le temps de se mordre la lèvre inférieure avec un air coupable non plus lorsque j'aurais re-déposer le fruit. Donc, j'avais vu juste : elle voulait faire la conversation. Ohmondieu ! Est-ce qu'elle pensait seulement que j'étais à la hauteur de la distraire ? Est-ce qu'elle était du genre exigeante ? Elle n'avait pas l'air méchante avec le look coloré que lui donnait sa masse de cheveux attachés en couette. Elle cachait peut-être bien son jeu, cela dit ... J'ai essayé de me détendre. Pas que ça fasse une grosse différence sur ma tronche : je devais déjà avoir repris mon habituelle expression qui me donnait, selon les dires de certains anciens camarades de classe, l'air un peu absent.

« Asai Takuro, Takuro comme '' une table ''. Je suis en Arts Visuels. » (*)

La dénommée Ai avait littéralement englouti tout le contenu de son plateau, même ( surtout ? ) la viande. C'était donc une élève de l'option Musique ? Même si je n'avais pas du tout l'oreille musicale, j'avais toujours imaginé que l'art '' plastique '' et la musique devaient être liés ( bah, ça restait de l'art, pas vrai ? ), du coup, je me sentais plus d'affinité avec la demoiselle qu'avec un quelconque étudiant en Sport, par exemple. C'était bien parce que, comme ça, je pouvais rebondir sur ce qu'elle m'avait dit !

« C'est comment, l'option musique ? »

Oui parce que, rappelons-le, même si j'avais l'impression que la rentrée était déjà loin derrière moi, ce n'était pas tout à fait le cas. Les vacances d'été s'étaient achevée il y a peu et puis, j'étais nouveau dans l'établissement. Comme on aurait pu s'y attendre, je n'avais pas vraiment eu l'occasion de parler à grand monde dans le coin. Je ne savais pas non plus si j'allais avoir beaucoup plus d'occasion tout au long de l'année, vu que les relations humaines, c'était vraiment pas mon truc de prédilection ... Comment ça, on avait remarqué ? Ouais, enfin, soit, j'avais pas pu demander l'impression de qui que ce soit sur son option du coup, c'est parfaitement logique. C'était toujours bon à savoir, ce genre de truc, n'est-ce pas ?

Je repris la pomme - enfin, plutôt le trognon - que j'avais lâché un peu plus tôt pour donner y donner les quelques derniers coups de dents, essayant d'en tirer le plus de chair sucrée possible. Comme ce n'était pas un mouvement très gracieux, je m'appliquais à cacher ma bouche au maximum derrière ma paume.

- « J'aime bien regarder les gens manger. » avait-il répondu, sûr de lui, juste avant qu'Ai ne se présente.

L'adolescente fut un peu surprise par la réponse, mais pas dérangée. Il aimait regarder les autres manger ? C'était son droit. Et puis, sa réponse avait l'avantage d'être honnête.

« Asai Takuro, Takuro comme '' une table ''. Je suis en Arts Visuels. » ajouta-t'il par la suite.

Miss Couette eut un grand sourire

- «Enchantée, Asai-kun !»

Oui, vraiment, ce Takuro lui plaisait bien. Il n'avait pas l'air trop bavard, ne semblait pas à l'aise, mais dans le même temps, il dansait entre phrases étranges et conversation platonique, l'air de rien. C'était... Intéressant. Tout bonnement intéressant.

- « C'est comment, l'option musique ? »

La franco-japonaise regarda soudainement son vis-à-vis droit dans les yeux, avec un regard des plus intenses. Elle posa son trognon et s'appliqua à mâcher convenablement les bouts qui restaient dans sa bouche. Son avis sur l'option musique ?

- «Pour parler sincèrement, j'ai pas encore d'avis. Ça commence plutôt bien, mais ce n'est que dans la continuité que je peux juger cette option, tu vois ? C'est super important pour moi, alors j'attends de voir comment se débrouille le prof ! Mais en général, c'est toujours extrêmement intéressant.»

Les deux adolescents avaient désormais fini de manger, mais la chanteuse avait envie d'en apprendre plus sur ce garçon sans couleurs. Elle attendit sa réponse et, avant de rebondir dessus, proposa :

«Asai-kun, tu serais d'accord qu'on remange ensemble la semaine prochaine ?»

Il avait dit qu'il aimait observer les gens manger. C'était donc ni un oui, ni un non, en ce qui concerne la question "tu préfères manger seul ?". Et surtout, Ai ne souhaitait pas s'imposer. C'est pourquoi, plutôt que le lendemain, elle avait proposé la semaine suivante.

... Quoi, j'avais passé le test ? Cette fille n'était pas si difficile après tout. Cependant, elle avait proposé qu'on mange ensemble « la semaine prochaine », pas le lendemain ou quelque chose comme ça, donc j'ai d’abord supposé qu'elle serait occupée à d'autres choses entre temps.

« ... »

A moins qu'elle n'ai pas spécialement eu envie de faire cette proposition. Durant un instant, j'ai crains qu'elle ne veuille simplement faire une bonne action sans pour autant avoir la moindre envie de s'installer au près de moi pour manger. Mais quelque chose chez elle m'a fait oublier mes incertitudes, et je ne parles pas de la façon dont elle m'avait regardé dans les yeux un peu plus tôt, ce qui m'avait forcé à riposter d'un sourire gêné, alors qu'elle entreprenait de répondre à ma question au sujet de son option.
Poser de temps en temps une question, quitte à combler les blancs par de la simple politesse, et écouter ensuite, j'en serais capable, du moins, je le pense ! C'est quelque chose de distrayant, pour ne pas dire ( un peu ) agréable. Alors, tant pis si c'est de la charité et tant mieux si c'est aussi pour elle une façon de rompre l'ennui ! Où est le mal à accepter une proposition pareille ? Encouragé par ma prestation, j'ai acquiescé :

« Ça serait un honneur. »

A ce moment là, j'ai noté quelque part dans ma tête de rester au maximum dans cette zone à chaque fois que j'irais au réfectoire et, si pas à la même place, au moins à la même table ou alors à une table voisine. Ainsi, si elle se souvenait de moi, il ne lui serait pas difficile de me retrouver.

J'ai regardé mon plateau une fois de plus et confirmé de mes yeux de souris qu'il n'y avait plus rien d’intéressant à manger dessus. Sur la plateau de Seiko-Senpai non plus, d'ailleurs. Pour ne pas avoir à me lever le premier - je suis un vrai suiveur, je ne prends jamais aucune initiative, après tout ! Donc je suivrais mon aîné lorsqu'elle même se déplacera - je me suis mis à organiser la vaisselle et les restes de nourriture tel que le trognon de pomme, les empilant de la manière la plus propre possible, alignant les éléments parallèlement entre eux, un peu comme le maniaque que je suis très loin d'être ( un seul coup d’œil dans mon dortoir peu le confirmer ).  

Asai mit un certain temps à répondre, semblant méditer sur la question, peser le pour et le contre, et l'étudiante se demande alors si ça ne l'avait pas dérangé qu'elle soit là, au final. Peut-être avait-il simplement agi par politesse, tout au long du repas (aussi rapide fut-il) ? Peut-être même qu'il cherchait une manière polie de refuser.

- «Cool, on fait comme ça alors ! J'suis ravie que tu sois d'accord, j'te trouve vachement sympa !» le complimenta-t-elle en souriant. «Je crois que nous n'avons plus rien à manger...» lâcha-t-elle après un bref coup d'oeuil à leurs plateaux.

Son interlocuteur était en train de le mettre en ordre, alors que le sien laissait aisément deviner l'ordre et la rapidité avec lesquelles elle avait englouti ses plats. Bôaf. Pas important. La jeune fille avisa le réfectoire, qui était vraiment plein, et se dit que rester ici à discuter ne se faisait pas vraiment, surtout qu'ils venaient de se donner rendez-vous à la semaine suivante.

Et comme il acquiesçait de nouveau, elle se leva et quitta la salle, le sachant à sa suite. Il se séparèrent après s'être dit «au revoir», une fois les éventaires débarrassés.