Library, ou une simple rencontre entre un élève et un prof

Il faisait frais dans l'imposante bibliothèque du pensionnat. Pour mieux conserver les livres, sans doute. Et puis, avec la canicule actuelle, personne ne cracherait sur un lieu rafraîchissant. Beaucoup s'y réfugient même.
C'était ce que faisait Orion : il se retirait dans l'antre des livres pour quelques degrés de moins, en notant titres et auteurs à lire en mâchouillant des cerises, déposées dans un Tupperware près de lui. D'ailleurs, un petit tas de noyaux commençait à se former sur le rebord du bureau en acajou, lentement mais sûrement. On n'entendait que le doux bruit d'un crayon glissant sur une feuille, ponctué de quelques allée-retours.
Le professeur lâcha son ustensile avant de rejoindre les gigantesques rayons de romans.

"Already read, already read... Ah ! Inju, Edogawa Ranpo... Let's see...*"

Il regagna le luxueux fauteuil sur lequel il était installé et lut quelques pages. L'anglais posa le bouquin sur le bord de la table et reprit son scribouillarge. La mine cassa.
Oh sh...

Orion jeta le crayon au loin, dans les étalages. Il commençait à en avoir marre de cette chaleur. Elle lui brouillait les neurones et laissait dériver ses pensées vers... Le prof fit un mouvement de tête pour reprendre le contrôle.
No thinking him.**

Le britannique remonta ses lunettes sur son nez, et son regard bleuté se posa sur la grande fenêtre cintrée près de lui. De là, on voyait les jardins baignés de soleil, aux milles et unes couleurs chatoyantes de l'été. Quelques oiseaux sifflotaient dans les hauts arbres aux feuilles d'émeraude. Personne ne profitait de cette beauté naturelle, à part lui. Ce désir égoïste que rien d'autre ne devait l'apercevoir montait en lui. Sa main plongea dans le Tupperware pour reprendre une cerise.

Vivement, il se retourna vers la porte, derrière lui. C'était juste un coup de sang, voilà tout. Et puis, soudain, M. Holmes entendit des bruits. Le plancher crissait un peu. Quelqu'un avançait. D'où venait-il ? Et, plus important, qui était-il ? Son imagination débordante lui posait plein de questions stupides et superflues comme : Ami ou Ennemi ? Armé ou non ?

Mais tout de même, qui était-ce ?



[*"Déjà lu, déjà lu... Ah ! La proie et l'ombre, Edogawa Ranpo.... Voyons voir..."
**"Ne pas penser à lui."
Inju est le titre original (si je me goure pas) de "La proie et l'ombre" d'Edogawa Ranpo.
Désolée si c'est mou... Je te garantis que ça bouge plus avec Nori !]

Orion sursauta, en dévisageant le voleur de cerises. Le blondinet s'était encore fait des films tout seul, et il fallait avouer que ledit voleur n'avait rien d'effrayant. Mentalement, l'anglais se disait qu'avec des cheveux un peu plus clairs et courts et des yeux plus verts, ce pique-assiette ressemblerait étrangement à Andrew, mais en plus jeune.
No thinking him...

Cependant, il avait du mal à traduire ce que cet interlocuteur, certainement un élève vu son apparence (mais pour le coup, M. Holmes pouvait bien dire, il a toujours sa tête d'y a dix ans), venait de dire. Non pas que le japonais était du chinois pour lui -ha ha-, mais la chaleur l'empêchait de réfléchir correctement. Le professeur pût néanmoins aligner quelques mots :

"Mer... Merci, jeune homme... Comment vous appelez-vous ?"

Si c'était un de ses futurs élèves, autant qu'il le repère de suite ! Orion remonta ses lunettes sur son nez puis se recourba sur le bureau. Le britannique jeta un bref regard vers ce jeune homme.
Cette vue lui rappela des souvenirs, d'y a longtemps, quand lui aussi était lycéen. Un souvenir avec... celui-là.

"...'Drew...", murmura-t-il, un sourire rêveur aux lèvres.

Voilà qu'il voyait des gens même pas présents avec lui ! Le professeur songea amèrement qu'il devrait consulter un psy... Et vite.

Orion ne saisissait pas tout. Le fait de n'avoir que quelques rudiments de japonais jouait beaucoup, on ne pouvait pas tout mettre sur le compte de la température. L'anglais avait compris "champignons hallucinogènes" et la dernière question. Rien d'autre.

"Yes, I am...*"

Parler dans sa langue d'origine lui était plus simple. Il se redressa, en regardant derrière ses lunettes son interlocuteur. Ce jeune homme n'avait pas l'air méchant, et semblait même très gentil. Ah ! Si c'était un de ses élèves, il était sûr d'avoir une année tranquille avec celui-là.
À vitesse grand V, le blondinet farfouilla dans sa mémoire pour aligner une phrase en japonais à peu près correct, tout du moins il l'espérait.

"Je m'a... m'appelle Orion Holmes, et vous ?"

Le professeur n'avait rien trouvé de mieux que de se présenter pour lancer une conversation. Il attrapa une cerise dans son Tupperware et l'avala, mordillant le noyau encore accroché à la queue. Et demanda, avec un sourire taquin :

"Pour... Pourquoi parlez-vous de "champignons hallucinogènes" ?"

Il n'avait pas bien compris, mais autant y aller, jusqu'au bout !

[*"Oui, je suis [prof]"]

Orion rit légèrement. L'accent de cet élève, en anglais, était plutôt amusant, comme le sien en japonais -tout du moins le pensait-il-. Mais le professeur trouvait tout de même cela étrange, d'avoir compris le groupe nominal "champignons hallucinogènes". Il l'avait certainement lu ou entendu plusieurs fois, voire les deux. Mais en manger ! Cet élève était tombé sur la tête, ou quoi ?

"Ah ! Bien s... Sûr que non ! Ç... Ça ne m'intéresse pas !"

Puis la première phrase lui remonta dans le crâne, plus ou moins bien traduite.

"En... Enchanté, Mister Takafumi."

Son sourire était calme, presque doux. Mais forcé. Il fit remonter ses lunettes sur son nez puis piocha une cerise.

"Vous... Vous êtes donc élève en Littérature ? Vous ri... Risquez de m'avoir cette année."

Le blondinet imagina sa future classe, pendant quelques secondes. Il pensait n'avoir que peu d'élèves, du moins sa première année. Aussi, l'anglais se disait qu'il devrait s'améliorer en japonais, parce qu'il voyait bien rien qu'en discutant que ça lui posait problème, avec une seule personne. Alors avec une classe entière, où tous les élèves parlent parfaitement la langue nippone... Ce serait un handicap de ne pas les comprendre. Il avala la cerise dans sa main.

"I'm sorry, but I don't speak japanese very well...*"

Le britannique se gratta la tempe, gêné. Il fallait VRAIMENT qu'il s'améliore en japonais. Et très vite.


[*"Je suis désolé, mais je ne parle pas très bien le japonais..."]